X. Chroniques familiales

La plupart des families de Hadeth se livrent à la recherche pénible, douteuse, vaine parfois, de leur ascendance ou de leur pays d'origine.

Légendes, traditions, vieux papiers, inscriptions funéraires même, bonne volonté et imagination...rien n'est épargné pour retrouver les branches et les feuilles de l'arbre généalogique familial.

Pour certains, l'arbre manqtie de racines, de tronc, de branches principales ou...il n'a pas assez de feuilles vertes pour respirer. Dans un pays aussi tourmenté que le nôtre, remonter le courant du temps est une aventure peu aisée.

Pour d'autres, la chance semble mieux sourire, et de ses belles dents. Les Bassil, par exemple, c'est un arbre séculaire qu'ils découvrcnt, gigantesque, riche de sève et de vitalité...

Asseyons-nous à son ombre et parcourons un peu son histoire.

Un homme de Mina, port de Tripoli, vivait dans la crainte de Dieu et le respect de ses lois. Il s'appelait Bassil et il avait trois enfants, Youssuf, Hanna et Sarkis.

A la suite d'un conflit, religieux on féminin probablement, Youssuf égorge, en 1421, un compatriote peu respectueux du droit des voisins.

Père, enfants et chèvres fuient une vendetta, de rigueur à l'époque s'expatrient nuitamment vers le sud.

Après avoir erré quelque temps sur le littoral, puis s'étre fixés, sept ans, dans un endroit appelé Baklouche, Youssuf commet un autre assassinat en se débarrassant d'un prétentieux inconnu qui voulait lui enlever, de force, quelques-unes de ses bonnes chèvres.

L'aventure recommence. Famille et troupeau se remettent en marche pour se fixer, paisiblement et définitivemnt, à Ghosta, dans les hauteurs moyennes du Kesrwan.

A-t-on dû changer de nom pour tromper d'éventuels vengeurs du sang versé? Bassil et ses enfants sont surnommés <<Muhasseb>> - comptables - du nom du métier que Sarkis, devenu cuts, exerçait bénévolement dans son milieu d'adoption.

A la mort de leur pêre, les trois enfants ont, chacun, une nombreuse nichée. Les générations se multiplient en se succédant. L'émigration se renouvelle. D'autres foyers se fondent, de la même famille, dans différents centres du Liban. On en trouve, dès le XVIe, siècle, jusqu'en Syrie du nord.

Les causes des départs, de la dissémination, telles qu'on en parle par tradition, sont, en majeure partie, des variantes du thème primitif...Un ancêtre lointain tue un voisin importun et change de milieu pour se soustraire à la vendetta.

La légende, en général, parle d'une émigration itinérante, par étapes. L'on égorge un compatriote. On quitte le patelin. On s'établit dans un endroit peu habité qu'on se met à défricher et où l'on construit. Il arrive que, mal implanté, indésirable, menacé dans l'honneur ou l'existence, on tue et on reprend le chemin de l'exil! C'est ainsi que les Bassil de Hadeth sont venus, au début du XVIIIe siècle, de Ma'rab au Kesrwan.

En 1946, les Bassil out fondé une Amicale dont le stage est à Beyrouth. Son but est >>de faciliter la connaissance mutuelle des membres, de favoriser la solidarité pour le bien moral et matériel de tous<<.

Le Bureau Directeur a déjà public quatre numéros d'un Bulletin de liaison destiné, en quelque soite, à faire prendre conscience aux Bassil de leur importance sociale et économique, de ce qu'ils peuvent exiger des pouvoirs publics, s'ils sont unis, des services mutuels qu'ils doivent se rendre...

Notices historiques, tradition, arbres généalogiques, monographies, nous révèlent que 24 familles, au sens antique du mot, portent des noms différents, mais toutes sont issues de l'ancêtre parti de Mina en 1421, vivent dans 47 centres villageois ou urbains du territoire libanais, sans compter les quatre centres de Syrie et less 30 commerces et industries des >>Amériques et de l'Afrique<<.

Le recensement, incomplet d'ailleurs, tait par l'Amicale en 1948, établit le chiffre provisoire de 53.465 personnes des deux sexes. Au palmarès sont quatre patriarches >>d'Antioche et de tout l'Orient<<, onze archevêques, sans compter prêtres, moines, médecins, avocats, ingénieurs, hommes de Dieu et du Monde...

Sans qu'il lui soit possible d'établir une filiation authentique des ramifications pour remonter, à travers le dédale historique, jusqu'd l'>>Adam<< des Bassil, de 1421, l'Amicale a réussi à susciter un esprit de famille, à faire naître une certaine fierté d'appartenir à une communauté ayant un même ancétre.

Les arbres généalogiques de plusiurs sous-groupes, bien écrits, bien encadrés, sont suspendus aux murs des salons dans les meilleures maisons des Bassil...

L'individu qui vous parle semble vouloir vous suggérer: >>Pas de noblesse sans titre<<. Les autres familles du village ne sont guère indifférentes à ce défi! L'émulation est telle que les >>volontaires<< n'auront de apix ne de repos qu'ils n'aient fourni les preuves de leurs origines, établi ce document généalogique et en aient distribué des copies aux membres eet annis de la famille.

Les Chlala, dont une seule maison se trouve à Hadeth, vous montrent un énorme rectangle de papier, de 130 x 120 cm de côté, convert d'une écriture fine et serrée: c'est leur ascendance continue, de génération en génération, jusqu'à l'ancêtre lointain, de souche bédouine, mais princière, venu au Liban, après s'être converti au christianisme et avoir tué un gouverneur injuste et sans honneur!

Les Shedrawi, qui n'ont pas encore réussi à retrouver toutes les feuilles tombées de leurs branches et emportées par des vents d'automne sans pitié, laisseront-ils leurs compatriotes l'emporter? Qui vivra verra. Et voici un petit détail de l'histoire:

Le clergé maronite, de tous les rangs, pouvait être choisi parmi les hommes mariés, instruits, de bonne renommée et de forte personnalité. Qu'est-ce que sont les Bassil, avec ce quelconque chevrier de 1421 pour ancêtre, à côté des Shedrawi, descendants authentiques et légitimes de l'Archevêque maronite, Mgr Ishac?

Ils ont de la bénédiction dans les gènes, eux.

De toute façon, que l'origine et l'évolution des families hadethines soient totalement retrouvées et concrétisées en arbres généalogiques feuillus et ombreux ou non, elles sont toutes convaincues qu'elles sont allogènes. Le croquis No 4 indique, grossièrement, les différents points de départ des familles vers Hadeth. Le recoupement de traditions régionales rend vraisemblables ces origines que les families se donnent.

Par contre, on connaît des familles originaires de Hadeth et vivant, depuis un temps inconnu, dans d'autres villages du Liban. Il y en a qui conservent leur nom d'antan. Il y en a qui ont pris un autre patronyme. Il n'est pas possible, à l'heure actuelle, de dresser une rosace d'origine de ces familles.

Historiquenient, les émigrations internes se faisaient, à des périodes tragiques, des régions de troubles, de persécutions et d'injustice, vers des districts réputés calmes et prospères. Une telle attraction fut exercée sur les Maronites du Jobbé au XVIe, siècle par le Kesrwan, sagement gouverné par le prince Mansour 'Assaf, et au XVIIe, par le Chouf qui jouissait de la bienfaisante administration de Fakhr-Ed-Din-II Ma'n.

Pourtant, la conscience populaire tansforme la réalité. Les départs, dans l'un ou l'autre sens, ont généralement pour cause des conflits d'honneur on d'ordre religieux suivis de meurtres en légitime défense, d'émigration secrète. Le meurtrier se met aussi à l'abri de la colère meurtrière des parents de la victime...

Personne n'est capable d'indiquer, même à cent ans près, la période de l'arriv&eacue;e ou du départ des ancêtres.

Mais, grossièrement infidèle à la date, la mémoire collective paysanne semble retenir les faits en les transformant en légendes où l'on perçoit une dose de sensibilité et de susceptibilité quant à la foi religieuse et à l'honneur...féminin.

Les récits de ces fuites manquent, cependant, de poésie et de chaleur. Aucune exaltation du courage de l'ancêtre vengeur ou défenseur. Nul souvenir d'un combat livré à l'agresseur. Aucune auréole, aucun parfum d'héro&iulm;sme. Rien n'est idéalisé. A l'encontre de ce qu'on pourrait attendre dans un tel milieu, la conscience populaire est indifférente à la <<sublimation>>.

Pourquoi, donc, parmi ces familles libanaises, qui sont originaires de Hadeth ou qui y sont venues ne s'en trouve-t-il aucune qui enrichisse son histoire de quelques coups de hache, de massue, de pierres ou d'épée...ou d'une aventure suggestive?...

Doit-on en chercher la raison dans la vie dure, soumise à la loi du travail et au souci du gagne-pain quotidien? Dans l'esprit d'humilité d'une religion chrétienne, pratiquée et vécue, qui ne laisse aucune place à l'orgueil, facteur indispensable à la formation de chansons de geste? Dans la soumission de la population pendant des siècles, à une tyrannie humaine qui ne permit pas de visées à la gloire? Etait-ce l'influence de ces trois facteurs, conjugués, surtout des deux premiers, qui empêchait toute envolée imaginative, tout enthousiasme mythique?

Il nous semble d'ailleurs que la région du Jobbé, ne jouissant que d'une autonomie réduite et souvent discutée...ou contestée...n'ait jamais osé l'épopée, si modeste fût-elle...Le Turc était là. De l'Atlantique aux Indes, ses armées de vandales pillaient, incendiaient, décapitaient, sans mesure ni loi. L'Europe, elle-même, en a su quelque chose! Il n'était nullement question de provoquer son horrible méfiance.

Cette pauvreté affective, cette absence d'héro&iulm;sme et d'exaltation, cette soumission lâche et servile à la loi du destin, n'étaient qu'apparentes. Eviter l'éveil du fauve, l'endormir, l'hypnotiser si possible, voilà quel fut le problème des Maronites pendant des siècles.

Eux, en quelque sorte, se croyaient indépendants, ou du moins, s'efforçaient de s'en convaincre pour avoir le courage de durer!

L'Ottoman, de son côté, fermait l'œil sur ces énigmatiques montagnards, à condition de ne pas entendre parler d'eux!

Chaque fois que cette connivence était rompue, c'était le carnage.

Il serait vraiment inique de reprocher à l'homme, vivant dans cette atmosph&eagrave;re, d'étouffer en lui-même sa sensibilité et de rester muet devant son destin.

Mais, après tout, est-il resté réellement muet? Non. Cette dose de liberté, indomptable et invincible, cette résistance de l'être à l'aliénation, toutes ces forces spirituelles qui font que l'homme est homme, se sont constamment manifestées.

La <<Nation maronite>>, telle qu'Isra&eulm;l en exil, réalisait sa propre délivrance par l'invocation et la prière, et appelait, de toute son âme, du haut de son calvaire, le <<Dieu des armées et de la vengeance>>! Il ne pouvait qu'entendre. Il devait venir.

Le Turc n'avait pas d'oreille pour les chants religieux. Le clergé et le peuple pouvaient répéter, sans provoquer de représailles, dans leurs sept prières du jour et de la nuit, ce qu'il ne serait aucunement exaagéré de qualifier d'épopée, de chansons de geste, d'hymnes guerriers!

Ce n'est pas le hasard qui a fait choisir, par les Maronites, les plus violents des psaumes de David et d'Isa&iulm;e pour apprendre la lecutre à leurs enfants. Expression de transfert, sans doute. Efficace du point de vue de soi-même.

Dieu devait se projeter, dans chtiquc Maronite. coilinic tin @,@n@r@ilis@inie d'arm6es, casqu6 de fer, convert (le iii@iillcs, ni,,tis invisible cl@tris ses ntiages pour laisser ses peLipiCs expier leurs p@cii6s, 6protiver letir conli@!ii(:,. I,-,ijr faire passer on temps plus long d@ins le cretiset, en viie (I'tine incillcure place @ sa propre di-oite (1@ins la vie future.

Dans ces prières, il y avait de quoi exprimer toutes les nuances des âmes en peine, de l'espoir infiniment incolore à la certitude, têtue et illogique au-delà de toute vraisemblable délivrance!

D'autre part, tart que durait le danger d'extermination de la collectivité, l'individu ne pouvait guère penser à l'histoire de sa prope famille. Cela explique, maintenant que la menace est conjurée, pourquoi est née, récemment, la passion de l'arbre généalogique. L'absence du danger urgent, imminent, permet d'être attentif à des intérêts qui divisent. N'est-il pas humain de ne vivre qu'en opposition avec quelqu'un ou avec quelque chose? Nous connaissons d'autres villages, qui, chaque fois qu'ils sont en paix avec les environs, l'extérieur en général, se divisent en camps rivaux et se mettent à se massacrer!

C'est ainsi que les habitants de Hadeth se rappellent, maintenant, leurs vieilles ascendances et se réclament de multiples raisons de la vie ordinaire pour se partager en families qui s'opposent ou s'entraident.