II. Le finage

<<Chez les Maronites, les biens les plus importants étaient les terres.>> <<Au Liban, à l'encontre de ce qui existait en Syrie et dans les autres provinces de l'Empire ottoman, les Libanais ont toujours en la pleine propriété de leurs terres.>> 1

Nous montrons plus loin2 comment les Hamadé se sont attribue, en les declarant bakliks, Hadeth et onze autres villages du Jobbé et comment les anciens propriétaires sont rentrés dans leurs droits traditionnels après l'éviction définitive des usurpateurs!

C'est la seule rupture au droit de propriété que nous ayons pu discerner et dans l'histoire et dans la tradition. Nulle trace d'un féodal propriétaire du sol au-dessus du paysan qui l'exploite. Rien ne révèle l'influence d'une pensée unique sur la distribution des terrains, l'assolement ou l'organisation des cultures. Les lopins de terre sent juxtaposés, au hasard des successions, des ventes, des hypothèques réalisées.

Un vieux cahier manuscrit, conservé chez le Mukhtar actuel de Hadeth, confirme ce point de vue pour ce qui concerne les 48 années de 1866 a 1914. On y trouve les transferts de propriété, de villageois propriétaire à villageois propriétaire, soit par héritage, soit par vente et achat, soit par mainmise à la suite d'hypothèques non levées.

On y rel&grave;ve 4.614 actes de transfert pour un nombre de 2.291 unités de terrain environ. Théoriquement, chaque morceau de terrain a dû changer de main deux fois en 48 ans.

Cet indice de mobilité est très en deçà de la réalité. Les families s'entendent souvent à l'amiable pour affecter des subdivisions territoriales à tel ou tel des leurs. Ce n'est que plusieurs décades après cette opération familiale, nulle part enregistrée, que l'état de fait est avoué et que l'administration, à la suite d'un différend ou à la demande d'un éventuel acquéreur méfiant, est appelée à y mettre de l'ordre.

Le nombre de parcelles, d'après le nouveau cadastre, est de 5.887 unités, distribuées entre 175 groupes de propriétaires fonciers. Ces derniers sont pour la plupart des familles plus ou moins larges. L'indivision règne et s'étend parfois à plusieurs générations la propriété de l'ancêtre, décédé il y a cinquante ans, est baptisée sur le registre foncier, actuel, <<héritage de Tel>>. Les cohéritiers peuvent être des dizaines dont plusieurs soushéritiers de personnes décédées, plusieurs émigrés, rarement indifférents à leurs parts successorales.

Pour certains, cette pare infime, théorique plutôt que réelle, tend à devenir une valeur affective, dernier foyer des souvenirs évanescents!

L'enchevêtrement des droits des héritiers est on frein bien puissant à la fantaisie des enfants prodigues ... L'étranger hésite à acheter des parts indivises sujcttes à des réclamations imprévues.

Les transferts, malgré les apparences, sont souvent soumis à ces lois socio-économiques qui en limitent le nombre à des aires familiales plus ou moins déterminées.

Nous présumons d'ailleurs que la liberté de vente était plus grande dans la première moitié du XlXe siècle que de nos jours. Les ententes privées suffisaient à la transmission des droits: les actes écrits par les anciens Hadethins sent d'une étonnante simplicité. La forme générale est à peu près la suivante:

Nous avons vendu à (nom de l'acquéreur) la parcelle (celle-ci tire généralement son nom de son propre état: vignoble, terre friche, mûrier...) qui nous appartient à (nom de l'endroit où se situe la parcelle en question) limitée du... (sud, est, ouest, nord) par (généralement on sentier, une autre propriét´, une haie, quelques arbres, une touffe de fougère...) pour la somme de (...) piastres que nous avons reques de lui au comptant. Nous libérons la conscience de l'acheteur de toute obligation envers qui que ce soit. Nous garantissons le droit de préemption (chif'at) ed de suite (til-'at). C'est one vente définitive, inconditionelle, sans vice. Les droits du fisc seront à la charge de l'acheteur.
Fait le (date)
(Signatures du vendeur, des témoins dont celui qui a écrit le papier.)
Cette absence de formalisme est une des caractéristiques du vieux droit maronite. C'est grâce à cette simplicité traditionnelle que nous pouvons expliquer pourquoi, même de 1866 à 1914, il y avait moins d'unités parcellaires et plus de <<groupes-propriétaires>> fonciers à Hadeth qu'il n'y en a actuellement:

Le rapport est de 2.291 à 5.887 parcelles individualisées, et de 296 à 175 propriétés. L'arpenteur de 1866 a tenu compte d'une réalité locale encore souple alors que celui de 1946 n'a fait qu'entériner, augmenter, aggraver les entraves légales à la liberté de transfert déjà posées par son prédécesseur!

IL nous est naturellement impossible de savoir s'il y a correspondance de ces faits avec le nombre, passé et actuel, des habitants. L'étendue possédée par individu, a-t-elle augments on diminué? Dans queues proportions?

Plusieurs hectares, actuellement en friche, étaient certinement cultivé par les ancêtres. Mais, à ces emblavures plus litrges, correspondr@tit-if une population plus, ou moins, dense? Le document nous manque. La question reste sans réponse.

Le topographe moderne, moins pressé que l'ancien, muni d'instruments plus perfectionnés, a mis un soin particulier à individualiser les immeubles en tenant compte à la fois des accidents de la surface et de la forme géométrique.

Le dessin du cadastre, encore inachevé, aura, sans aucun doute. la complexité d'une arabesque. Des lignes brisées, sinueuses, entrecoupées, délimitent des surfaces irrégulières, fantaisistcs. Une seule note dominante: les parcelles sent distribuées en des ensembles régionaux où prédomine la possession des groupes familiaux déterminés.

Ce fait est, sans doute, le corollaire de l'implantation polarisée de l'habitat. L'un comme l'autre sont la conséquence géographique de l'installation lointaine des ancêtres, venus d'ailleurs, sur telle ou telle partie du terroir. Les descendants ont dû rayonner autour d'un foyer commun, élargir leur domaine par défrichement, mainmise, achat, tout en préférant les morceaux limitrophes à ceux situés à une distance quelconque de la propriété d'un autre groupe parental. 4

Dans quelle mesure cette projection est-elle possible au delà d'un passé relativement récent? On ne saurait se prononcer. Le document historique manque. La tradition est lacunaire.

La toponymie nous permet-elle quelques suggestions? Il n'est certe, pas possible de dire que <<systèmes de noms de lieux et système de noms de groupe s'enchevêtrent selon une gradation et des correspondances encore lisibles entre le quartier, le terroir et canton>>.5 Mais une analyse de ce genre ne sera certainement pas vaine.

Le premier fait frappant est le nombre très restreint de noms de lieux: 76 termes en tout, dont certains s'appliquent à plusieurs parcelles situées à différents endroits. Le triage sémantique que nous en donnons permet de se rendre compte de la prédominance du toponyme composé à l'aide d'un nom suivi d'un complément déterminatif ou d'un adjectif qualificatif.

Le lieu est appelé du nom de ce qu'il y a de plus frappant ou de plus utile: arbre, eau, forme distinctive (comme colline, vallon, pente, monttée descente, depression...)

Forme et eau totalisent 52 composants. La définition de la qualité du set est également utilisée: caillouteux, plat, herbeux, chaud...D'autre part, on a 8 termes d'origines et de significations étrangères à la langue actuelle du pays. Il nous a été impossible d'en deviner le sens. Ils sent vraisemblablement des legs araméo-syriaques défigurés par la vocalisation locale.

Peut-on les prendre pour des signes de l'ancienneté de la population autochtone? Ou bien doit-on n'en rien conclure parce qu'ils peuvent avoir été importés par des éléments allogènes installés à Hadeth au courant des derniers siècles? Les 21 noms propres de personnes, appliqués à des <<ensembles de terrains>> ou à des parcelles individualisées, nous semblent plus significatifs...parce qu'il est possible d'en ébaucher une explication!

Ils rappellent les noms d'anciens propriétaires et ils restent collés à la propriété après qu'elle ait plusieurs fois changé de main.

Ce sont, à trois exceptions près, des noms toujours en usage parmi les paysans maronites du Jobbé. Il y en a que des personnes de Hadeth portent comme prénoms.

Il est cependant des noms de famille appliqués à des ensembles de propriétés qui sont, de nos jours, aux mains d'autres familles du village. Le toponyme régional survit alors qu'un curieux morcellement interne, une <<adaptation du possédés au possédant>> se fait de siècle en siècle: le plus fort s'impose. Si, par exemple, <<Monsieur tout le monde>> acquiert un terrain dans on milieu appartenant à un autre groupe familial que le sien et en portant le nom, sa personnalité, paisible, peu originate, confondue dans la masse paysanne, ne suffit pas, peut-on dire, à arracher à la nouvelle propriété son ancienne étiquette pour lui en coller une nouvelle.

Par contre, Monsieur Ne'im, le riche et turbulent descendant de la famille Bassil, sympathique et dangereux tout à la fois...a un tel prestige personnel que ses compatriotes donnent spontanément son prénom à toutes les parcelles acquises par lui à l'intérieur de n'importe quelle unité toponymique et l'on prend l'habitude de dire: <<terre, propriété, sol, terrain, prairie, pré... de Né'im>>.

Ce <<magnétisme immobilier>> explique, du moins en partie, pourquoi tel enclos porte encore le nom Haydar, ou Chedrawy, alors qu'il est, depuis plusieurs décades, possédé, travaillé, cultivé, exploits...par la famille Sféir.

Il est, à notre sens, one autre raison à cette réstance sémantique. Nous la suggérons sans pouvoir la prouver: certains noms, à cause d'une sonorité ou d'une esthétique originales, ont le privilège de rester très longtemps dans la mémoire et sur les lèvres des villageois d'un milieu ethnique déterminé.

On est, par contre, tenté de chercher l'explication de ce phénomène de durée et de survie des termes dans une interpretation mystique. L'enquête rend évidente l'absence de toute influence de ce genre: sur les 76 toponymes qui composent la nomenclature champêtre deux seulement marquent une ancienne appartenance à une église et deux rappellent que l'endroit nommé a dû être le théatre d'un événement qui a donne naissance à une petite légende sur les Djinns ou sur la puissance étonnante du Patriarche maronite.


1Aouad, p. 58.

2Voir p. 76.

3Voir p. 100.

4Nous relevons, dans Histoire sociale d'un village égyptien au XXc siecle de M. J. Berque (Paris-La Haye, Mouton, 1957), p. 20: >>...On distingue encore des correspondances étroites entre l'habitat des principales familles dans le leur implantation dans le périmètre agricole...L'appropriation du terroir est une sorte de commentaire de l'habitation de bourg.

5S.S.H.A., pp. 416-417.